Perdu, Volé, Abandonné

Le projet Perdu, Abandonné, Volé s’inscrit dans la lignée des – « maintenant-devenus »
– célèbres Plastonautes que Bruno Bressolin exposa dans la Chapelle de la Salpêtrière en 2005. L’ensemble des pièces exposées vient des différentes collectes que l’artiste a opérées entre 2000 et 2005 et dont on peut retrouver la carte des pérégrinations
– du Port de Plomb (Esnandes) au Golfe de Gascogne - sur le site de l’artiste:
http://www.brunobressolin...astonautes.html (http://www.brunobressolin.com/fr/portfolio-43814-0-40-plastonautes.html) .
Alors que la mode du bois flotté faisait fureur et devenait un must-have par sa poésie, son romantisme et son nomadisme, le plastique et les objets charriés par la mer faisaient figures
d’oubliés et d’avant-gardistes. L’idée d’une telle collecte fut donc motivée à
l’époque par bravade et ras-le-bol ; c’est cet esprit de provocation initial qui fut le terreau
du projet. De la provocation à la création de
l’œuvre, le cheminement intellectuel et pratique de Bruno Bressolin fut long et mûrement réfléchi.
Donner un caractère artistique à des objets anciennement fonctionnels, relégués au rang
de déchets symbolisant le surplus indésirable
et dérangeant de la société de consommation,
tel est l’un des objectifs certains de l’œuvre. Pourtant, cette dimension politique est loin d’être le cœur de Perdu, Abandonné, Volé. Si chaque petite pièce peut représenter une forme de retour du refoulé – symbole de l’excédent dramatique d’un capitalisme effréné et incapable d’affronter les conséquences de ses dérives qui reviennent ici en rangs serrés, ou encore de l’arrivée massive et pleine
d’espérance de migrants en quête d’une terre
d’accueil – le sens de l’œuvre ne peut s’y réduire. Il ne s’agit pas,
disons-le clairement, d’une œuvre politique.
Ou plutôt, pas seulement.
Le politique n’y est que périphérique. À la manière de Maurice Blanchot décrivant
l’écriture (politique) de Kafka, on pourrait dire que Perdu, Abandonné, Volé, fait usage
d’une parole oblique vis-à-vis du politique, une parole qui ne traite pas du politique de façon unilatérale, mais l’aborde systématiquement de biais, laissant place à l’interprétation et l’ambiguïté. Ce n’est donc pas une œuvre clivante ou exclusive, encore moins une œuvre nourrie à la moraline. Si elle peut avoir et a inévitablement des résonnances actuelles – comme disait Pascal bien à propos, « cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués » –, ces échos ne doivent pas dissimuler l’importance de la texture, de
l’organisation des pièces ou des jeux de correspondances entre les couleurs.
Aucun navire n’est amaré solidement, et
l’équilibre est sûrement le thème central de
l’œuvre qui laisse une grande place à l’aléatoire et au hasard des éléments : « si certaines pièces tombent pendant l’exposition ou chavirent,
je vais les laisser à terre », dit l’artiste.
Cette indépendance de chaque « fétiche » nous invite à porter notre regard sur chacun
d’eux individuellement ; les matières se sont accolées les unes aux autres, se sont parfois enlacées selon leurs affinités. Certaines sont petites, d’autres ont su voir plus grand, mues par une ambition débordante. Des détails frappent notre attention et nous interrogent, comme cette vierge pénétrée par un tuyau de Campingaz© sur l’un des navires. Cette foule semble donc nous inviter à faire un voyage sémantique, un voyage consistant à remonter
la longue chaîne des petits éléments constitutifs de l’œuvre, dont certains se sont échoués ou demeurent dans un équilibre précaire, jusqu’à arriver à la prise en vue complète de
l’installation.
Ce changement de regard accompli, ces déjections de notre société que la nature nous ramène inlassablement se trouvent sublimées et apparaissent sous nos yeux sous un mode nouveau, celui d’objet d’art.
Antoine de Sacy - chercheur EHESS -